lundi 26 janvier 2015

Un petit déjeuner avec Robin Hobb, 3ème partie: Les Jardiniers - Janvier (4)

Bonsoir!

Troisième journée d'analyse de l'écriture, avec cette fois-ci, le retour sur les jardiniers. Pour le contexte, il est ici, et vous pouvez aussi lire la première partie, sur les Architectes. Cette fois-ci, donc, on revient sur la façon de faire des Jardiniers. Dont je fais partie, et a priori, Robin Hobb et Pierre Bordage aussi. 


Manifestement, Ray Bradbury également.


Comment ça marche, un jardinier? En 2008, j'écrivais ceci, en parlant de la libre expression des personnages.


" La création d'un roman a chez moi un vieil air de focus arrière. Généralement, je commence par un personnage et une situation initiale, une rencontre, un fait, bref, une accroche. A ce stade, je ne sais pas qui est le personnage ni ce qui va lui arriver. Au fur et à mesure qu'il progresse, la caméra fait un zoom arrière et je commence à voir plus de détails, plus d'implications, bref, j'apprends à le connaître et à comprendre comment il en est arrivé là. 

Mais du coup, ça signifie aussi que je n'ai qu'une vague idée de l'endroit où il m'emmène. D'ailleurs ce que je souhaite lui est bien égal; je reviendrai là-dessus. Certains personnages se mettent alors à intervenir, entrant dans le champ de la caméra sans que je sache, non plus, au moment où ils arrivent, qui ils sont. J'ai dit certains: tous les personnages ne mettent pas les pieds dans le plat de cette façon, mais certains apparaissent comme des champignons après la pluie. Enfin, il n'est pas rare que certains retournements de situation et certaines scènes surprennent même l'auteur en train de l'écrire: bibi

Je vais prendre un exemple, je prends toujours le même... parce qu'il m'a complètement assise.

Dans Les Loups volume 1 versions 3.0, Christopher était un personnage lambda de seconde zone. Dans l'ombre, en retrait, utile, pragmatique, serviable, intéressant et volontaire, mais classique en tout et surprenant en rien. A la fin du volume 1, les anciens lecteurs s'en souviendront, il bidouillait une arnaque sur fond de "avoir bonne conscience", arnaque complètement illégale qui provoquait le départ de Jo. Version mimiland, et bien que cohérente, un tantinet utopiste.

Au moment d'écrire Les Loups volume 1 versions 5.0 (la quatre ayant avorté), j'arrive à cette même scène sans avoir d'aucune façon l'intention d'en changer quoi que ce soit, et tout à coup, je vois mon Christopher qui s'emballe et prend les rênes de la situation. Réaction de l'auteur qui écrit sans discontinuer : "Mais il me fait quoi, là?!"; à la grande surprise du coloc de l'époque qui me regarde, soupçonnant une schizophrénie avancée... Christopher me sidère durant toute la fin du chapitre, et tout le suivant. Il renvoie chier son boss (!!) avec raison (!!!!?) et me bidouille une magouille titanesque, ultra crédible, parfaitement stable, bien meilleure que la mienne et expliquant d'autres évènements antérieurs et postérieurs à sa décision!

Christopher 1, Mel 0

...Inutile de préciser que j'ai gardé SA version des faits. 

De fait, voilà comment je fonctionne, et ce, pour pratiquement toutes mes histoires. Je laisse la place aux personnages de s'exprimer, de trouver eux-mêmes leur réponse logique aux évènements et leur voie. Je suis ce que Robin Hobb appelle un jardinier (jardinière, c'est tout moche). En gros, je sème, et je regarde ce qui veut bien pousser tout en laissant dans mon jardin une part pour ce qu'amène le vent. 

Par opposition, je crois l'avoir déjà dit, nombre de mes potes sont des architectes.
[...]

Après tout, malgré tout ce qu'ils me disent et leurs regards inquiets, je me dis que si R. Hobb fait comme ça, c'est que c'est une méthode qui peut marcher. "


C'est tout à fait ça.
Words and Pictures by Grant Snider


Le jardinier a renoncé à être Master and Commander. Le jardinier admet que, une fois qu'il est devant son clavier, les choses vont se dérouler d'elle-même, et qu'il n'aura que peu de fois son mot à dire. Il admet qu'il n'est que le moyen employé par l'histoire pour sortir, et que son travail se limite à accoucher de cette histoire le mieux possible. Il renonce à toute déité, à tout droit d'imposer et de décider. Il attend que ses personnages lui répondent, gentiment, humblement. Et du coup, il passe souvent pour un cinglé, quand il se retrouve aux prises avec eux et leurs décisions. 

Je pourrais une fois encore, comme hier, mettre de l'eau dans mon vin. Après tout, pour un gros projet comme Les Loups, je prends des notes à ne plus savoir qu'en faire, mais ce sont surtout des notes qui se rapportent aux évènements passés. Pour avoir une cohérence temporelle, quoi. Parce que pour l'avenir, je sais en gros où les personnages veulent aller, mais je sais bien que je ne suis pas à l'abri de les voir faire n'importe quoi. J'ai l'habitude.

Alors, oui, j'ai lu des textes sur la structure du récit, sur la façon de raconter une histoire, sur le rythme, le conflit, la caractérisation des personnages. Du coup, je pourrais dire que je ne suis plus autant jardinier qu'avant, mais ce ne serait pas vrai. En réalité, je le suis toujours autant. Je prévois, sans doute pour me rassurer ou densifier la voix du récit, sa musique interne, comme dit Pierre Bordage, mais une fois que l'histoire est lancé, je sais bien que les persos feront ce qu'ils veulent.
Je fais comme d'autres, notamment Pierre, mais aussi Olivier Gay qui avait eu cette phrase merveilleuse à Montreuil, cette année. 

"J'écris un synopsis pour l'éditeur et bien sûr, quand je rends le roman, l'histoire est différente et rien ne s'est passé comme prévu."

Voilà, je fais exactement comme ça aussi.

Mais la rencontre avec Robin Hobb aura été libératrice pour la jeune apprentie auteur que j'étais en 2008, parce que d'entendre un autre auteur, un vrai auteur, un auteur génial, dire que c'était normal et qu'il n'y avait pas forcément de problème dans ma façon de fonctionner, ça a tout changé. 

Bien sûr, ça peut paraître super bizarre, mais quand on est un auteur débutant, on ne sait pas si la façon dont on appréhende l'écriture est bonne ou mauvaise. On se pose plein de questions sur la façon dont on fonctionne, et on se dit que si on s'y prend mal, la seule chose qui viendra nous le dire, ce sont les refus des éditeurs... et ils ne nous renseignent pas sur COMMENT améliorer notre méthode! 

Alors oui, entendre tout à coup que ça allait, ça pouvait marcher en faisant comme ça, ça a libéré ma plume à un point que je ne saurais dire.



Robin, I don't know if i'll ever be able to tell you that, but...
Thank you for everything. You're the reason why. 

Cette année, Robin Hobb revient aux Imaginales. Elle sera aussi à Trolls et Légendes. Deux occasions de la voir. Deux occasions de dépasser l'appréhension, la timidité, les yeux de cocker énamouré, et d'aller lui dire, sept ans après, dans un anglais balbutiant, qu'elle a changé ma vie... ça pourrait être une chouette résolution pour 2015. Et ça tombe bien, je n'en avais pas encore pris.


On se retrouve très vite.

Andoryss

5 commentaires:

  1. Je me retrouve pleinement là-dedans. Je suis très instinctive et je programme peu. Je crois que je suis résolument jardinière ;)

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  2. Chouette article !! Go go go pour la rencontre avec Robin Hobb !
    Par contre, je ne peux m'empêcher de penser que ce que nous prenons souvent pour des "prises de décision inattendues de nos persos" naissent en fait dans notre inconscient lors de tous ces moments où l'on n'écrit pas mais où notre histoire nous trotte par la tête.
    Et que donc, quelque part, même les jardiniers sont architectes. ;)

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  3. Oui, notre cerveau réfléchit sans nous, je suis bien d'accord! Mais à partir du moment où ce n'est ni pensé ni calculé sciemment mais "spontané", je le range dans la jardinière. ^_^

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  4. Merci pour cette série d'articles, c'est vraiment intéressant !
    J'avoue que pour ma part, je ne me sens ni jardinier ni architecte, du coup j'ai écrit en boutade à Aelys, qui a aussi parlé de son côté "jardinier" sur son blog, que je me sens plus architecte-paysager. Parce que de l'extérieur, j'ai l'air d'une pure architecte, alors qu'en réalité je ne planifie pas tout (loin de là) et je n'hésite absolument pas à changer énormément de choses en cours de route. Sans même parler des corrections. Ce sont parfois des scènes entières qui changent, qui permutent, qui sont ajoutées / supprimées, il y a même des personnages que j'ajoute ou supprime parce que c'est mieux pour le texte.
    En fait, je structure (dans ma tête ou via une scénarisation, pas d'importance, mais vu que j'ai une mémoire de poisson rouge il est plus raisonnable que je note un minimum) pour avoir des fondations solides, mais je m'accorde toutes les libertés et toute la marge de manoeuvre donc j'ai besoin pendant l'écriture puis pendant les corrections.
    En 2013, j'ai scénarisé ce qui allait devenir La canne au pommeau d'argent avant de l'écrire ; si je devais découper scène à scène l'actuelle version du roman et la comparer avec la scénarisation de pré-projet, je crois qu'on rigolerait beaucoup !

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